Centenaire de la séparation des Eglises et de l’Etat

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PROMENADE CHATENAISIENNE POUR COMMEMORER LES GRANDS HOMMES, CENTENAIRE DE LA LOI DE « LA SEPARATION DES EGLISES ET DE L’ETAT »
9 décembre 1905 - 9 décembre 2005

Départ de notre promenade commémorative l’école Jean Jaurès, avenue de la division Leclerc

JEAN JAURES 1859-1914

Aujourd’hui 9 décembre 2005, jour anniversaire de la promulgation de la loi de « la séparation des Eglises et de l’Etat », nous commençons une promenade dans Châtenay-Malabry pour commémorer les principaux acteurs de cette loi . En 1905, quel était le contexte en France ?

Laissons Aristide Briand, jeune député et rapporteur de cette loi à la Chambre, le présenter, lors de la conclusion des débats à la Chambre le 3 juillet 1905 :
« Dans ce pays, où des millions de catholiques pratiquent leur religion, les uns par conviction réelle, d’autres par habitude, par tradition de famille, il était impossible d’envisager une séparation qu’ils ne pussent accepter. Ce mot a paru extraordinaire à beaucoup de républicains qui se sont émus de nous voir préoccupés de rendre la loi acceptable par l’Eglise.
Messieurs, l’Eglise, je le répète, c’est, en France, plusieurs millions de citoyens. Outre que l’on ne fait pas une réforme contre une aussi notable portion du pays, je vous demande s’il ne serait pas imprudent de provoquer par des vexations inutiles tant d’autres citoyens, aujourd’hui indifférents en matière religieuse, mais qui demain ne manqueraient pas de se passionner pour l’Eglise s’ils pouvaient supposer que la loi veut leur faire violence.
Quand des hommes comme Gambetta, comme Jules Ferry, comme Paul Bert, comme Waldeck-Rousseau, qui n’étaient pas, je pense, insensibles aux principes républicains, et qui, en fait d’anticléricalisme, avaient donné leur mesure, ont reculé devant la réforme dont des circonstances imprévues nous ont imposé la réalisation, leurs hésitations, leurs inquiétudes ne doivent-elles pas être pour nous un enseignement ? Ne nous font-elles pas un devoir de mesurer exactement nos actes au soucis des grands intérêts républicains dont nous avons la garde ? Nous n’avons pas le droit de faire une réforme dont les conséquences puissent ébranler la République. »

Jean Jaurès, par qui nous commençons notre célébration, a vigoureusement défendu Aristide Briand au cours des débats. Il dira que c’est une loi « juste et sage » , écoutons-le lors de la séance du 21 avril 1905 à la Chambre des députés :
.... « Messieurs, il me semble qu’il y a dans l’inquiétude de quelques-uns de nos collègues une méprise. J’ai entendu dire par plusieurs d’entre eux : mais nous allons reconnaître par la loi l’organisation des Eglises. Mais nous allons consacrer la hiérarchie catholique ! Non, messieurs, vous constatez simplement à l’état de fait qu’il y a une Eglise fonctionnant dans des conditions de fait que vous ne pouvez ignorer au moment où vous légiférez ...
... « Que demain, avec ces associations cultuelles marchent quelques prêtres convaincus logiquement ou par illusion qu’ils peuvent concilier le christianisme et la Révolution, l’Evangile et les Droits de l’homme ; qu’il y ait quelques-uns de ces prêtres qui se rappellent qu’ils sont sortis du peuple et qu’ils doivent incliner non pas leur propagande politique, mais leur influence morale, plutôt vers les classes souffrantes que vers les classes privilégiées ; qu’ailleurs des prêtres à l’esprit cultivé comprennent que certaines positions traditionnelles de l’exégèse catholique sont devenues intenables ; ...... que quelques prêtres démocrates de cœur, ou libres d’esprit, se lèvent, soient soutenus par leurs associations cultuelles, il sera bien difficile à l’épiscopat qui, lui-même, dans sa région, ne pourra vivre qu’appuyé sur l’assentiment public des catholiques, il lui sera difficile, arbitrairement, de frapper et de foudroyer ces hommes. »

Le grand Jaurès, dont le souffle républicain a enflammé la IIIe République,
Ici dans sa école, face à son buste, voilà ce qu’il écrivait « aux instituteurs et institutrices de France », dans la Dépêche de Toulouse du 15 janvier 1888 :
« Vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants, vous êtes responsables de la patrie. Les enfants qui vous sont confiés n’auront pas seulement à écrire et à déchiffrer une lettre, à lire une enseigne au coin d’une rue, à faire une addition et une multiplication. Ils sont Français et ils doivent connaître la France, sa géographie et son histoire : son corps et son âme. Ils seront citoyens et ils doivent savoir ce qu’est une démocratie libre, quels droits leur confère, quels devoirs leur impose la souveraineté de la nation. Enfin, ils seront hommes, et il faut qu’ils aient une idée de l’homme, il faut qu’ils sachent quelle est la racine de toutes nos misères, l’égoïsme aux formes multiples ; quel est le principe de notre grandeur : la fierté unie à la tendresse. Il faut qu’ils puissent se représenter à grands traits l’espèce humaine domptant peu à peu les brutalités de la nature et les brutalités de l’instinct, et qu’ils démêlent les éléments principaux de cette œuvre extraordinaire qui s’appelle la civilisation. Il faut leur montrer la grandeur de la pensée : il faut leur enseigner le respect et le culte de l’âme en éveillant en eux le sentiment de l’infini qui est notre joie, et aussi notre force, car c’est par lui que nous triompherons du mal, de l’obscurité et de la mort. »
« Eh ! bien, pour que cela soit possible, pour que le maître puisse donner cette éducation élevée, pour qu’il ne se borne pas aux formules pédantesques, inertes et impuissantes, il faut qu’il puisse, tous les jours pour ainsi dire, renouveler l’esprit de son enseignement ; qu’il ait, lui aussi, le temps d’étudier, de lire, de méditer. »
Il faut, par exemple, qu’il se soit fait en silence une idée claire du ciel, du mouvement des astres ; il faut qu’il se soit émerveillé tout bas de l’esprit humain, qui trompé par les yeux, a pris tout d’abord le ciel pour une voûte solide et basse, puis a deviné l’infini de l’espace et a suivi dans cet infini la route précise des planètes et des soleils ; alors, et alors seulement, lorsque par la lecture solitaire et la méditation, il sera tout plein d’une grande idée et tout éclairé intérieurement, il communiquera sans peine aux enfants, à la première occasion, la lumière et l’émotion de son esprit.«  »Il faut, dit-il - et cette phrase peint Jaurès sur le plan éducatif - que toutes nos idées soient imprégnées d’enfance, c’est-à-dire de générosité pure et de sérénité."

Descente de l’avenue de la Division Leclerc jusqu’à la rue Francis de Pressensé , à droite

FRANCIS DE PRESSENSE (1853-1914)

Penseur du courant protestant, libéral conservateur, Francis de Pressensé se radicalise avec l’affaire Dreyfus et finit par rejoindre le mouvement socialiste. Il sera président de la Ligue des droits de l’homme en 1904. Avec Jaurès et Briand, il jouera un rôle essentiel dans la formulation des principaux points de la loi de 1905, dans le refus de ce qu’il appelait « une législation de colère ». Il s’agissait pour lui d’assurer une totale liberté de conscience : « Ce que Pie X redoute, écrivait-il, c’est le régime civil de la liberté. Ce serait une folie criminelle que faire son jeu en restreignant à un degré quelconque les libertés nécessaires. »

Dès 1903, Francis de Pressensé avait déposé une proposition de loi sur la séparation qu’Aristide Briand commente ainsi, dans son rapport présenté à la Chambre lors du débat sur la loi de 1905 :
« M. de Pressensé s’est donné pour tâche, et a eu le très grand mérite de poser nettement toutes les principales difficultés soulevées en aussi grave matière, et d’envisager résolument le problème dans toute son étendue.
Les solutions qui ont été adoptées dans la suite peuvent être différentes, souvent même divergentes de celles qu’il indiquait lui-même ; il n’en demeure pas moins que sa forte étude a contribué beaucoup à faciliter les travaux de la commission.
La caractéristique du projet est de réaliser radicalement la séparation des Églises et de l’État en tranchant tous les liens qui les rattachent. Il garanti expressément la liberté de conscience et de croyance. Dénonciation du Concordat, cessation de l’usage gratuit des immeubles affectés aux services religieux et au logement des ministres des cultes, suppression du budget des cultes et de toutes subventions par les départements ou les communes, telles sont les mesures générales par lesquelles serait assurée la laïcisation complète de l’État......

Une analyse exacte et complète de ce texte étendu exigerait des développements que nous ne pouvons malheureusement lui consacrer. Son rédacteur a cherché, tout en sauvegardant fermement les intérêts de la société laïque, à effectuer une séparation nette et décisive entre l’État et les Églises. »

Descente de la rue Francis de Pressensé jusqu’à la place Henri Sellier ou de la « demi lune » , à gauche square des Américains, le long de la fontaine et descente de l’escalier entre les jardins potagers, à gauche dans la rue Emile Derkeim puis la rue Edouard Vaillant

EDOUARD VAILLANT (1840-1915)

Ingénieur des Mines, il poursuit des études à la Sorbonne, au Collège de France, à l’Ecole de médecine et au Muséum d’histoire naturelle. Sans être encore très engagé en politique, il fréquente les milieux d’opposition à l’Empire : Félix Pyat, Jules Vallès, Charles Longuet. En 1866, il part en Allemagne étudier les sciences, la médecine et la philosophie. Il y obtient le diplôme de docteur en médecine. Rentré à Paris au début de la guerre de 1870, il prend part à l’insurrection du 4 septembre. C’est l’époque où il noue des relations avec Blanqui dont il deviendra un fidèle admirateur. L’assemblée de la Commune le désigne comme l’un des sept membres de sa Commission exécutive.
Le 2 avril 1871, la Commune de Paris proclame la séparation de l’Eglise et de l’Etat et supprime le budget des cultes. Edouard Vaillant, délégué à l’Enseignement, ferme les établissements congréganistes et fait ouvrir des écoles laïques. Il veut que la commune agisse au lieu de palabrer et essaye de concilier les factions rivales. Il agira jusqu’au bout et parviendra à s’échapper pour Londres. Il sera condamné à mort par contumace par le Conseil de guerre, en 1872. A Londres, il passe ses examens de docteur en médecine, ce qui lui permet d’exercer et de soigner ses camarades en exil. Il y rencontre Marx Il sera membre du conseil général de l’Internationale. Rentré à Paris après la loi d’amnistie de 1880, il poursuit le combat politique aux côté de Blanqui. En 1884, il sera conseiller municipal à Paris ; révolutionnaire intransigeant, il entend réaliser une œuvre positive en faveur de la classe ouvrière.
Sa première intervention , à la tribune de la chambre, sera pour défendre, au milieu des interruptions, la Commune de Paris dont il revendique l’honneur d’avoir été membre et pour proclamer sa foi socialiste et révolutionnaire. Ses autres interventions de la législature concerneront, notamment, son opposition aux lois « scélérates » contre les menées anarchistes, le chômage, la législation sociale à propos de laquelle il se livre à des comparaisons approfondies avec l’Angleterre et l’Allemagne.
A propos de l’affaire Dreyfus, il prend partie avec Jaurès et Jules Guesde pour l’engagement du mouvement socialiste en faveur de la révision du procès. Le 12 juin 1899, son interpellation sur « les violences de la police contre les républicains » , entraîne la chute du cabinet Charles Dupuy et son remplacement par Waldeck-Rousseau. Vaillant s’élève violemment contre la présence de Millerand au gouvernement aux côtés du général de Galliffet qualifié de « massacreur de Paris, assassin de la Commune, homme qui, en1871 dirigeait le massacre versaillais des parisiens, etc ... » Le groupe socialiste éclate. Il constitue avec ses amis le groupe des socialistes révolutionnaires . A la chambre des députés, il déploie son activité parlementaire dans divers domaines : celui de la défense nationale où il reprend ses propositions sur la suppression de l’armée permanente, du code militaire et des conseils de guerre, celui du droit social où il demande l’institution de la journée de 8 heures, la création d’un ministère du travail et de l’assurance sociale, celui de l’agriculture où il réclame la reconstitution et l’extension du domaine communal, celui de l’organisation politique où il préconise l’application de la loi communale de Paris et la révision de la Constitution par l’institution du droit d’initiative populaire et du référendum, celui de la politique internationale où il se prononce pour la création de règles de droit internationale, celui de l’enseignement dont il demande la laïcisation et que l’on y développe la partie scientifique. En 1902, à propos des congrégations et en 1905, dans le débat sur la loi de séparation, il réclame une vigoureuse politique de laïcisation de l’Etat explicitement destinée à ruiner la puissance de l’Eglise en la dépossédant de ses moyens d’action matériels.
En 1905, lors de débats à la Chambre, il présentera un contre-projet avec Marcel Sembat entre autre ,et dont le rapporteur est Maurice Allard. Ecoutons ce dernier présentant l’article 1 de ce contre-projet : :
« La République ne reconnaît, ne protège, ne salarie, ne subventionne ni ne loge aucun culte. En conséquence, a partir du 1° janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront et demeureront supprimées des budgets de l’Etat, des départements et des communes, toutes dépenses relatives directement ou indirectement à l’exercice des cultes. »
Dans ce contre projet il indique, notamment, que « les communes pourraient installer dans les immeubles cultuels, des bibliothèques, des cours, à y établir toutes sortes d’œuvres véritablement républicaines »
Le contre projet est repoussé par 494 voix contre 68
Une autre fois, Maurice Allard propose, en article additionnels que « cessent d’être des jours fériés tous ceux qui n’auront pas pour objet exclusif la célébration d’événements purement civils ou de dates astronomiques. ».
L’amendement sera repoussé par 466 voix contre 60.
Enfin Maurice Allard déclare en séance du 10 avril 1905 , qu’il y a plusieurs séparations, que pour lui : « Ce ne peut-être que celle qui amènera la diminution de la malfaisance de l’Eglise et des religions. ... Je l’ai dit en commençant, je le redis encore : ce que nous poursuivons, c’est la lutte contre l’Eglise, qui est un danger politique et un danger social. Nous ne devons donc, sous aucune forme, fournir à l’Eglise le prestige et les moyens d’action qui lui manqueront le jour où elle sera abandonnée à elle-même ...
... J’ai déclaré que je ne cachais pas mes intentions, qui devraient être celles de tous les véritables républicains. Il faut le dire très haut : il y a incompatibilité entre l’Eglise, le catholicisme, ou même le christianisme et tout régime républicain. Le christianisme est un outrage à la raison, un outrage à la nature. »
Aristide Briand lui répond : « S’il fallait donner un nom au projet de M. Allard, je crois qu’on pourrait justement l’appeler un projet de « suppression des Eglises par l’Etat ».
« ... Pour la commission, la liberté de conscience est inséparable de la faculté, du droit pour les fidèles d’exprimer librement leurs sentiments religieux sous la forme du culte.
... Evidemment mon ami Allard a le désir très vif que l’Eglise, que la religion elle-même disparaissent. Seulement, au lieu de compter, pour atteindre ce but, sur le seul effort de la propagande, sur la seule puissance de la raison et de la vérité, M. Allard, dans sa hâte d’en finir avec la religion, se tourne vers l’Etat et l’appelle au secours de la libre pensée ; il lui demande de mettre l’Eglise dans l’impossibilité de se défendre ; il le somme de commettre, au service de la libre pensée, la même faute qu’il a commise au service de l’Eglise et que nous n’avons jamais cessé, nous libres penseurs, de lui reprocher ».
Il termine en suppliant « mes amis de la majorité républicaine, particulièrement mes amis de l’extrême gauche, de résister au désir de faire une manifestation anticléricale, qui non seulement resterait inefficace, mais pourrait mettre aux mains des ennemis de la République une arme dangereuse ».

Descente de la rue Edouard Vaillant puis à droite rue Albert Thomas puis place François Simiand, à gauche au milieu de la place, sous le porche , montée des escaliers jusqu’à la rue Aristide Briand

 INAUGURATION DE LA PLACE DE LA LAICITE,


entre la rue Aristide Briand et la place Léon Blum

_ Dépôt d’une plaque :

 PLACE DE LA LAICITE
9 décembre 1905 - 9 décembre 2005
En hommage à ARISTIDE BRIAND Jeune député en 1905, il fait voter la loi de la « séparation des Eglises et de l’Etat »
Article premier :
« La République assure la liberté de conscience,
elle garantit le libre exercice des cultes. »

ARISTIDE BRIAND (1862-1932)

Cofondateur, avec Jaurès, du parti socialiste français (1901), qu’il quitta en 1905, il fut 23 fois ministre (18 fois des Affaires étrangères) et 11 fois président du Conseil. Après 1918, il s’attacha à maintenir la paix (accords de Locarno avec l’Allemagne, 1925)et se montra actif à la Société des Nations (le pacte Briand-Kellog, pacte de renonciation générale à la guerre, fut signé en août 1928 par 60 nations). P. Nobel de la paix 1926 avec G. Stresemann. Aristide Briand a joué un rôle essentiel dans l’adoption de la Loi de 1905 en tant que rapporteur.
Qu’est-ce que la séparation ? C’est la neutralité,
consacrée par la loi, de l’Etat républicain en matière confessionnelle »

Aristide Briand

C’est lors de la Révolution Française que, après bien des péripéties, est votée la première séparation des Eglises et de l’Etat, à l’initiative de Boissy d’Anglas, le 3 ventôse de l’An III (21 février 1795). Le concordat signé par le Premier Consul Bonaparte et le pape Pie VII y mettra fin en 1801. La séparation sera un des points les plus important du programme républicain adopté à Belleville en 1869. La Commune de Paris la décrète en 1871. La terrible répression qui s’abat sur elle ne parviendra pas à supprimer les idées dont elle est porteuse. Depuis 1880 les convents (assemblées générales) des obédiences maçonniques votent des vœux favorables à la séparation.
Dès que la République est assurée, en 1876, par une forte proportion de députés acquis à sa cause, les propositions de loi visant à supprimer le budget des cultes, et de manière générale à réaliser la séparation, se multiplient. Le 11 janvier 1903, la Chambre des députés crée une commission de 33 membres chargée d’examiner les huit propositions déposées en 1902. Le président est Ferdinand Buisson. Le rapporteur Aristide Briand. En son sein, à peine la moitié des membres est favorable au principe de séparation. Mais le président et le rapporteur sont convaincus. La commission se met lentement au travail.
La pression de la presse républicaine et socialiste augmente. Le 17 mai 1903 les associations de libres penseurs organisent prés de 200 réunions et banquets. Les religions minoritaires, protestantisme et judaïsme, sont généralement favorables à une séparation « modérée ». Emile Combes, président du conseil des ministres, fut longtemps partisan du concordat comme moyen de contrôle de l’Eglise catholique. Il finit par prôner une séparation « dure » lors d’un discours prononcé à Auxerre le 4 septembre 1904. Il propose un projet qui sera examiné par la commission parlementaire. Ce projet entraîna une levée de boucliers, y compris chez les partisans de la séparation. Le journal « Le Siècle » en particulier publia une remarquable série de points de vue très divers et argumentés.
En janvier 1905, le Président de la République, Emile Loubet, nomme Maurice Rouvier président du Conseil. Bienvenu-Martin est ministre de l’instruction publique et des cultes. Le gouvernement avance son propre projet. Le 4 mars 1905 Aristide Briand présente son rapport à l’Assemblée Nationale. C’est un texte remarquable qui comporte une longue partie historique, des études des situations des cultes catholique, protestant et israélite, une comparaison avec les législations d’autres pays et présente un projet synthétique. La partie historique est largement redevable au journaliste Léon Parsons. Briand s’est entouré de deux autres collaborateurs : Paul Grunebaum-Ballin, auditeur au Conseil d’Etat bien informé des législations étrangères, et Louis Méjan, haut fonctionnaire qui joue un rôle décisif.
Les débats commencent à la Chambre des députés le 21 mars 1905. La discussion générale se prolonge jusqu’au 10 avril. Du 11 au 22 avril, on entame l’étude des premiers articles. Les Principes, affirmés dans les articles 1 et 2, sont votés avec de très larges majorités.
« Art 1 La République assure la liberté de conscience ; elle garanti le libre exercice des cultes, sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.
Art 2 La république ne reconnaît , ne salarie, ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1° janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimé des budgets de l’Etat, des départements et des communes toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes. Les établissements publics des cultes seront supprimés, sous réserve des dispositions énoncées à l’article 3 ».
L’article 3, prévoyant notamment un « inventaire descriptif et estimatif » des biens des établissements publics des cultes, est adopté aisément.
L’article 4, relatif à la dévolution des biens en question aux nouvelles associations cultuelles , sera l’objet de la bataille politique décisive. La droite accuse Briand de favoriser les schismes à l’intérieur de l’Eglise. L’extrême gauche, au contraire, voit dans ces associations une nouvelle forme hypocrite de reconnaissance de l’Eglise.
Lorsque l’Assemblée se sépare le 22 avril, pour les vacances de Pâques, Jean Jaurès avait pensé pouvoir conclure en déclarant « Messieurs, la séparation est faite ! ». Mais il sera accusé, avec Briand, par le journal radical « La Dépêche » de « socialisme papalin ». Quelques jours plus tard Albert de Mun, un des chefs de l’opposition catholique écrit avec satisfaction dans « L’Echo de Paris » : « La séparation est morte ! ». La discussion reprend. L’actualité internationale pèse sur les débats. La France et l’Allemagne se disputent le Maroc sur la scène diplomatique. Une atmosphère d’union sacrée tend à apaiser les rivalités dans une Assemblée nationale où le patriotisme est partagé par toutes les familles politiques.

Les débats dureront encore du 15 mai au 3 juillet, par leur qualité et leur durée ils restent un des grands moments de l’histoire parlementaire française. Aristide Briand a incontestablement porté la loi jusqu’au vote final pour l’adoption 341 contre 233. C’est un indéniable succès. Le Sénat élit une commission chargée de l’examiner. Les débats dureront du 9 novembre au 6 décembre, Par 180 voix contre 102, la loi est votée. Elle est promulguée par le président de la République Emile Loubet le 9 décembre 1905.
Ecoutons la dernière intervention d’Aristide Briand à la chambre des députés, le 3 juillet 1905, lors de la séance de conclusion :
« Au début de la discussion générale, je disais à mes amis :Prenez garde ! Les éléments indispensables à la constitution d’une majorité, s’ils peuvent à la rigueur s’accorder sur le principe, ne manqueront pas de différer profondément sur les modalités mêmes de la réforme. Si chacun de vous apporte la volonté systématique, arrêtée d’avance, de faire triompher ses vues particulières, ce n’est pas la peine d’entreprendre une tâche aussi difficile ; elle ne peut être menée à bien qu’au prix de concessions réciproques. Le succès de la réforme ne peut être le résultat que de transactions multiples.
Je laissais même entendre que ces transactions devaient passer, parfois, les limites de la majorité elle-même. On m’a fait grief de certaines concessions au centre et à droite. Messieurs, si j’avais fait de cette réforme une question d’amour-propre personnel, comme on peut y être porté quand on s’exalte devant la grandeur de sa tâche et qu’on se laisse entraîner au désir de la marquer exclusivement de son empreinte : si je n’avais eu que cette misérable préoccupation personnelle, c’était l’irrémédiable échec.
J’ai compris autrement mon devoir ; j’ai voulu réussir dans l’accomplissement de la tâche qui m’avait été confiée. Pour cela, sans perdre de vue un seul instant les principes essentiels de la réforme qui tous ont été respectés, je n’ai pas reculé devant les concessions nécessaires. J’en ai fait aussi, chaque fois que l’équité le commandait, à la minorité elle-même, et je m’en félicite, car nos collègues du centre et de la droite, en nous permettant d’améliorer la loi, en accolant leurs signatures aux nôtres sous des articles importants, nous auront ainsi aidés puissamment à la rendre plus facilement applicable en réduisant au minimum les résistances qu’elle aurait pu susciter dans le pays. .....
Pour qu’il en fut ainsi, il fallait que la séparation ne donnât pas le signal des luttes confessionnelles ; il fallait que la loi se montrât respectueuse de toutes les croyances et leur laissât la faculté de s’exprimer librement.
Nous l’avons faite de telle sorte que l’Eglise ne puisse invoquer aucun prétexte pour s’insurger contre le nouvel état de choses qui va se substituer au régime concordataire. Elle pourra s’en accommoder ; il ne met pas en péril son existence. Mais ici, il convient de s’entendre. Si la vie de l’Eglise dépend du maintien du Concordat, si elle est indissolublement liée au concours de l ‘Etat, c’est que cette vie est factice, artificielle, c’est qu’alors, en réalité, l’Eglise catholique est déjà morte. »

Applaudissements à gauche et à l’extrême gauche, réclamations à droite
Aristide Briand, reprenant en s’adressant à l’abbé Gayraud :
« Si ce n’est pas votre opinion, vous devez vous tenir pour satisfait de la loi que nous avons faite. En tous cas, vous n’aurez pas le droit demain d’aller dire aux paysans, aux catholiques de France, que la majorité républicaine de cette Chambre s’est montrée à votre égard tyrannique et persécutrice, car elle vous aura généreusement accordé tout ce que raisonnablement pouvaient réclamer vos consciences : la justice et la liberté. »

Descente de la rue Aristide Briand jusqu’à la rue Marie Bonnevial :

MARIE BONNEVIAL(1841-1918)

Par quel mystère une jeune fille de milieu modeste, élevée par sa tante et son oncle au milieu du XIXe siècle devient-elle une figure exemplaire du militantisme républicain et laïque ? Quelle énergie, quelle audace, quelle volonté ont permis à une humble institutrice consciencieuse de braver la loi, d’adhérer à la Libre pensée, d’aider les Communards victimes de la répression, de soutenir l’action de Garibaldi, de devenir féministe, puis franc-maçonne ? Après sa mort accidentelle, quelques semaines après l’armistice de la Grande Guerre, le nom de Marie Bonnevial a été donné à quelques rues, en hommage à son dynamisme et son action républicaine.
Inconnue du grand public, elle représente un itinéraire social, professionnel et intellectuel hors du commun, au service de l’éducation populaire. Elle soutiendra avec Marcel Sembat, l’orphelinat ouvrier de Madeleine Vernet : « l ’Avenir Social » , société philanthropique d’éducation mixte et laïque. Elle s’engagera pour l’éducation des jeunes filles ; dans une lettre à une institutrice débutante, elle résume sa conception du métier d’enseignante :
Ma bonne amie,
Vous me demandez mes conseils pour la tenue des votre ( ?) en classe de vos petites élèves.
Je vous transmettrai avec plaisir les leçons que j’ai reçues de l’expérience mais il faut avant tout ranimer votre courage et ne pas vous laisser abattre au premier échec : ne vous dites jamais, je ne réussirai point, je n’arriverai point à ce but : rien n’est impossible à une volonté ferme et ce mot doit être banni du dictionnaire de l’institutrice zélée.
Vos élèves, dites-vous, sont étourdies, distraites et sans énergie à la leçon ; et de tout cela, déchargeant tranquillement votre conscience vous en accusez leur caractère ou leur mauvaise volonté. Sans doute les élèves sont coupables mais le sont-elles seules et les premières ? N’y a-t-il pas un peu de négligence du côté de la maîtresse ?
C’est ce qu’il nous faut examiner et ce qui nous fera peut-être trouver un remède à la surexcitation des unes et à l’indolence/insouciance des autres. Et d’abord apportez-vous à la leçon tout l’entrain qui doit l’animer ?
Comment l’esprit apathique du professeur sortira-t-il de cet engourdissement à une leçon où rien n’éveille son imagination où la maîtresse elle-même ne paraît point animée des sentiments qu’elle réclame de ses élèves ?
Donnez donc à votre leçon un air de fête qui fera trouver au travail le plaisir du jeu sans cependant en faire un amusement, car les imaginations vives et exaltées y trouveraient leur compte et distrairaient leurs compagnes. Mais animez-la par des récits intéressants, qui seront en même temps utile [sic] au développement intellectuel. (...)
Mais surtout gardez-vous de leur donner des travaux au dessus de leur portée qui fatigueraient bientôt leur esprit, l’esprit est comme un arc, si on le tend trop on le rompt.
Habituez les élèves à parler beaucoup et bien, en leur posant de nombreuses questions et corrigeant s’il y a lieu leur mauvaise diction. Donnez enfin à la leçon un caractère dramatique si l’on peut dire.
Tout être pensant aime à recevoir satisfaction pour ses bonnes actions, et les enfants surtout à cause de la faiblesse de leur raison. Montrez-vous donc joyeuse et satisfaite toutes les fois que vos élèves auront bien répondu, et donnez à un travail bien fait vos encouragements pour soutenir leur bonne conduite.
Veillez surtout à ce que l’ordre et la discipline règnent dans la classe et que votre regard embrasse l’ensemble comme il doit pénétrer chaque élève en particulier.
Donnez quelques instants à la méditation de mes avis et tachez de les mettre à profit. Vous verrez alors nos petites étourdies devenir attentives et toutes être actives à la leçon et faire de très bonnes élèves. Vous-même encouragée par leur bonne volonté, éclairée de plus en plus par votre propre expérience, vous acquerrez chaque jour une nouvelle qualité, vous deviendrez ainsi une excellente maîtresse et vous trouverez de plus en plus de charme à l’enseignement.

De la rue Marie Bonnevial à la place Jean Allemane :

JEAN ALLEMANE

Comme Marie Bonnevial, Jean Allemane est libre penseur engagé depuis la moitié du 19e sicle. La Libre pensée a joué un rôle considérable dans l’élaboration et l’adoption de la loi de séparation de 1905. Ses actions allèrent des banquets populaires jusqu’aux interventions parlementaires en passant par l’édition de cartes postales et de nombreux journaux.

Le rôle du groupe de pression des libres penseurs dans la marche à la séparation est incontestable.

De façon anecdotique, il est une tradition dans la Libre Pensée, c’est de tenir des banquets gras, où l’on manger force viandes, le jour du vendredi-dit-saint. Cette tradition manifeste une volonté de lutter contre tous les interdits religieux, dans le domaine alimentaire bien sur, mais aussi dans tous les domaines de la vie quotidienne. Ces banquets sont une expression de voir vivre une réelle liberté de conscience pour tous les citoyennes et citoyens.
Cette tradition de manger gras remonte au fameux banquet de 1868 qui avait vu, pour la première fois, des libres penseurs et des esprits libres bafouaient ouvertement l’obligation de faire maigre le vendredi dit saint.

Ainsi, la grande journée du 17 mai 1903 qui a marqué un moment charnière dans la discussion sur la loi, fut organisée à l’appel de l’Association nationale des libres penseurs de France. Plus de 400 réunions publiques ont été recensées.
La force des libres-penseurs a été d’unifier autour de cette revendication non seulement le mouvement ouvrier mais le mouvement républicain.
Cela, est dû, aussi, à la nature de la libre pensée qui « n’est pas une doctrine ; elle est une méthode » comme le dit la Déclaration de principes adoptée au Congrès de Rome.
Dans cette association se retrouvent des francs-maçons, des anarchistes, des socialistes, des radicaux. C’est pourquoi « la Libre pensée est laïque, démocratique et sociale, c’est à dire qu’elle rejette au nom de la dignité de la personne humaine ce triple joug : le pouvoir abusif d’une autorité en matière religieuse, du privilège en matière politique et du capital en matière économique »
Telles avaient été les discussions au congrès de Rome qui avait décidé que le prochain Congrès international se tiendrait à Paris, parce que « l’œuvre la plus urgente à accomplir est la séparation de l’Etat et de l’Eglise, que le pays où cette séparation est la plus imminente ; que le devoir des Libres-Penseurs du monde est d’aider la France dans cette œuvre de salut public et d’émancipation mondiale »
Du 3 au 7 septembre 1905 se tient le Congrès international de la Libre pensée au Palais du Trocadéro à Paris. Le Congrès qui accueille des personnalités aussi diverses que Paul Brousse, Jean Allemane, Ferdinand Buisson, Marcel Sembat ou Gustave Hervé, est un lieu de débats
souvent animés entre radicaux, socialistes et anarchistes.
Une commission du Congrès est consacrée à la Séparation des Eglises et de l’Etat. Le 22 avril 1905 le projet Briand a été voté par la chambre des députés. Pourtant, certains des libres-penseurs estimaient que la loi n’allait pas assez loin (c’était notamment l’opinion de députés comme Allard qui proposaient d’utiliser l’Etat pour combattre l’Eglise ; malgré ses réticences, Allard et ses amis votèrent la loi.) Malgré quelques réserves, la Libre pensée se rallie à la loi Briand et demande au Sénat de la voter avant le 31 décembre 1905 qui marque la fin de la législature.

Le congrès de Paris cherche, également, à promouvoir l’action de la Libre pensée.
Le congrès aborde, comme il se doit, diverses questions d’actualité ; ainsi, il réclame la laïcisation de tous les établissements de bienfaisance d’un caractère confessionnel ou religieux et il veut jeter les bases d’une nouvelle Encyclopédie et d’une morale laïque susceptible de remplacer les morales dogmatiques d’essence religieuse.

Le Congrès ne manque pas de proclamer son attachement aux valeurs ouvrières de socialisme, d’internationalisme et de pacifisme. Dans la préface au compte-rendu du Congrès, Emile Chauvelon écrit : « Je ne sais pas si je suis Libre penseur parce que collectiviste ou collectiviste parce que Libre penseur ; mais ce qui est certain c’est que je ne puis comprendre le collectivisme à tendance communiste et libertaire sans la Libre pensée et réciproquement. »

La Libre pensée est une organisation pacifiste et le Congrès de Paris le rappelle avec insistance. Sur proposition du socialiste Jean Allemane, est votée la motion qui affirme « le Congrès (...) s’élève avec force contre tout ce qui peut compromettre la paix du monde ». Et, enfin, « le congrès de Paris, considérant que la propriété est la garantie indispensable de la liberté de penser ; que le régime capitaliste n’assure la liberté qu’à une minorité de possédants et constitue donc un obstacle au développement de la Libre pensée ; déclare que la liberté de pensée ne sera entière que le jour où la propriété sociale aura été substituée à la propriété capitaliste des moyens de production et d’échange » .
Le délégué ultra-révolutionnaire (à l’époque) Gustave Hervé s’exclame « Il y a trop de Libres penseurs qui croient qu’être Libre penseur c’est parler librement du bon dieu et de la Sainte Vierge et dont l’esprit critique s’arrête quand il faut discuter le dogme de la Sainte propriété ou de la Sainte patrie ! » .
Voici sommairement exposés quelques éléments de la Libre pensée en 1905.

Dès 1871, Jean Allemane s’était engagé dans la Commune. Il raconte son expérience de la laïcisation de l’enseignement dans le Ve arrondissement de Paris dans « les Mémoires d’un communard » rédigées en 1902 :
« Je tenais à honneur de ne pas négliger l’Enseignement, que la Commune entendait organiser en service public ; aussi, dès que nos bataillons se trouvèrent équipés et armés, je me mis à l’entière disposition de la Commission spéciale chargée de la laïcisation et de la réorganisation de l’enseignement primaire et secondaire. L’installation des instituteurs et institutrices, aux lieu et place des frères des écoles chrétiennes et des sœurs, devait inaugurer le nouveau régime scolaire.
Je dois à la vérité de déclarer que cette substitution de personnel ne se fit pas sans à-coups en notre cinquième arrondissement, où les couvents pullulent.
Tantôt de jeunes chenapans nous accueillaient en nous envoyant une grêle de pierres, cependant que des dévotes jouaient avec les « bonnes sœurs » la comédie pathétique de la séparation ; tantôt, comme cela se produisit à l’école des filles de la rue des Bernardins, des mégères envahissaient les classes, se ruaient sur les institutrices, leur relevaient les jupes, les fouettaient jusqu’au sang. Et cela pour la plus grande gloire de la sainte religion !
Je dus un jour arracher des mains d’un groupe de marchandes du Marché des Carmes la directrice de cette dernière école, à laquelle ces dames bien pensantes faisaient descendre, la tête la première, les deux étages qui séparaient de la rue la classe où elles l’avaient saisie. Le visage de la jeune femme était tout ensanglanté, et elle se mourait de honte.
Ces scènes de barbarie nous prouvent que l’état mental d’une partie de la population parisienne se rapproche, par beaucoup de côtés, de celui des fanatiques de Lesneven et du Folgoët.
Qu’on se souvienne, d’ailleurs, des jours si instructifs où « l’Affaire » battait son plein.
Les chers frères de l’école de la rue Rollin, où existait une succursale de leur maison-mère, avaient été invités à se retirer par un délégué de la mairie ; comme ils n’en faisaient rien, le même délégué revint et leur intima l’ordre de céder l’établissement qui était la propriété de la Ville. Malgré qu’il fût accompagné par quelques gardes nationaux, son ordre de partir demeura sans effet et, la tête un peu basse, ce trop peu énergique citoyen s’en vint annoncer que les frères refusaient de quitter l’école !

Après l’avoir complimenté comme il convenait, et ne voulant pas m’exposer à une troisième déconvenue, je me rendis rue Rollin et frappai à l’huis de la maison des chers frères. Comme seul, le silence me répondait, je leur criai que si, dans dix minutes, ils n’étaient pas hors de la maison, je forcerai la porte, m’emparerais de leurs personnes et les enverrais réparer les tranchées, mises à mal par les obus des Versaillais.
Jamais menace ne produisit meilleur effet. En un clin d’œil toute la séquelle frocarde fut dans la cour et, le concierge ayant ouvert la lourde porte donnant sur la rue Rollin, les frères disparurent, tels une volée de corbeaux, au milieu des rires des voisins que cette scène avait attirés et amusait fort.
Nous pénétrâmes dans l’établissement, après que j’eus placé à l’entrée principale deux factionnaires et que toutes les issues furent gardées. Avec le concierge et le sous-officier qui m’accompagnait, nous montâmes au premier et au deuxième étages, où régnait le plus grand désordre. La saleté, la puanteur du dortoir mirent nos nerfs olfactifs à une rude épreuve. Oh ! l’horrible, l’épouvantable chambrée !
Vases nocturnes ébréchés et souillés de matière fécale, vêtements de toute espèce, permettant d’aller le soir rôder en ville ; fioles de tous genres, seringues, ingrédients divers, peignes crasseux, vieilles chaussures d’où s’échappent des relents à faire faillir le cœur le plus intrépide.
Tel était ce lieu pestilentiel. Nous courûmes aux fenêtres avant de procéder à un examen plus sérieux, et nous les ouvrîmes toutes grandes : nous n’eûmes qu’à nous louer de cette précaution, qui nous permit de nous rendre un compte plus exact de la vie intime de ces émules de J.-B. de la Salle, auxquels, par nécessité, et grâce au mauvais vouloir, à la complicité des pouvoirs publics, on confie, aujourd’hui encore, des centaines de milliers d’enfants du peuple.
A l’heure où j’écris ces lignes, c’est-à-dire trente cinq ans après la chute de la Commune et trente-sixième année de la République troisième, un demi-million d’enfants fréquentent les écoles des frères de la doctrine chrétienne, et le rouge de la honte ne monte pas au front de nos dirigeants !
Même certains parlementaires du « Bloc » s’extasient au souvenir des services rendus par les « chers frères » et laissent se continuer cette monstruosité : la population infantile de la République livrée à l’enseignement congréganiste !
Après cela, il est des républicains assez naïfs pour s’étonner des assauts de la réaction, du réveil de la chouannerie, de la répugnance pour l’hygiène que l’on constate partout où fleurit l’éducation cléricale.
C’est miracle, peut-on dire, que ce crime des républicains de gouvernement n’ait pas achevé de tuer la République et qu’elle ait pu résister aux attaques de ses ennemis prenant le masque boulangiste ou nationaliste. Cette trop légitime protestation faite, je reprends ma narration.
L’établissement scolaire, nettoyé de fond en comble par les nouveaux concierges - car j’avais pour principe de faire partout place nette - je crus devoir ouvrir à nouveau l’école et je m’y rendis avec les maîtres que la Commission de l’enseignement m’avait adressés et qui, je le peux sans crainte affirmer, ne furent pas les moins étonnés du spectacle qui les attendait.
Dans la cour, précédant les classes, se trouvaient disposés des baquets remplis d’une eau très claire ; tout auprès, du savon, des peignes, des brosses, du cirage ; plus loin des serviettes. Dans la cuisine, on apercevait deux vastes marmites d’où s’exhalait une bonne odeur de bouillon prêt à être servi ; et, dans le réfectoire des chers frères, à ce moment presque méconnaissable tant la propreté y régnait, des rangées d’assiettes attendaient les jeunes invités de la première cantine scolaire que la municipalité du Ve et peut-être la Commune aient inaugurée.
Le nombre des élèves ayant répondu à notre premier appel était restreint : parents et enfants voulaient sans doute attendre, se rendre compte de la façon dont la Commune organiserait son Enseignement. Et puis, il y avait la campagne menée par les amis des congréganistes.
Une cinquantaine d’écoliers - sur plus de quatre cents que comptait l’établissement - s’étaient seulement présentés et attendaient dans la cour que les classes s’ouvrissent.
Je priai le nouveau directeur de les faire se placer sur deux rangs, et, cela fait, nous procédâmes à une petite inspection de propreté. Les crottés, les mal lavés et mal peignés durent procéder à leur toilette. Cette opération accomplie, tous les élèves se rendirent dans la grand’-classe (vieux style), où, après un exorde très court, j’invitai le citoyen directeur à adresser quelques paroles à ses nouveaux élèves.
Je dois avouer que celui-ci me parut peu enchanté de ma proposition : il balbutia des excuses, se dit mal préparé et, comme je me tournais vers ses adjoints, j’eus la sensation qu’ils étaient aussi gênés que leur directeur. Ces hommes étaient surpris de ce qu’ils voyaient autant que les écoliers et, avec cela, hantés de la crainte du lendemain. Leur attitude n’avait rien de révolutionnaire, tout au contraire ; ils étudiaient leurs gestes et évitaient de parler, par peur de se compromettre.
Combien peu ces craintifs éducateurs étaient préparés pour la noble et haute mission qui leur était dévolue !Néanmoins, sur mes instances, le directeur se décida à adresser aux enfants quelques paroles concernant l’hygiène, le respect, la déférence que l’on doit à ceux qui vous instruisent. Il les complimenta également d’être venus, quand un aussi grand nombre de leurs camarades avaient cru devoir s’abstenir.
Je lui serrai la main et, maîtres et élèves ayant pris contact, on se rendit au réfectoire.
Jamais je n’oublierai la douce surprise qui se lisait sur ces jeunes physionomies. Comment ! on leur permettait d’entrer dans ces réfectoires où, hier encore, se tenaient les chers frères ; c’était aussi pour eux cette soupe dont le fumet aiguisait leur appétit ?
Sur une invitation du directeur, chaque élève se plaça devant son assiette ; puis les maîtres et moi nous nous retirâmes dans la cour : la nouvelle concierge et une dame, qui lui servait d’aide, s’occupèrent de servir les enfants. Peu d’instants après tout le monde se trouvait à nouveau réuni dans la grand’classe.
Je pris alors la parole ; je dis à ces jeunes citoyens combien à leur égard était grande la sollicitude de la Commune, et son vif désir de les voir croître en force, en intelligence et en instruction." La Commune, mes petits amis, voudrait que tous les enfants fussent sains de corps et d’esprit, généreux, aimant la vérité, la justice ; désirant ardemment l’égalité dans les devoirs comme dans les droits. N’oubliez pas, surtout, qu’à l’heure même où je vous entretiens de ces choses, d’ordre si élevé, des milliers de citoyens affrontent la mort afin que votre part de bien-être en soit augmentée, que l’instruction soit donnée à tous ; qu’il n’y ait plus d’injustices, de privilèges, que les forts, les puissants n’écrasent plus les faibles.
Aimez donc la Commune comme elle vous aime, et faites de vaillants efforts pour que, plus tard, vos parents, vos concitoyens soient récompensés de leurs sacrifices et que la République trouve en vous des hommes utiles, des citoyens prêts à la défendre contre ses ennemis. Pour ce faire, écoutez vos maîtres avec toute l’attention dont vous êtes capables ; suivez leurs conseils, ayez pour eux le respect qui est dû à ceux qui vous rendent plus aptes à être utiles aux autres et à soi. « _ Et je terminai : » Mes jeunes amis, avant de vous quitter, je crois devoir vous engager à aller dire à vos compagnons d’études ce que vous avez vu et entendu ; dites-leur les changements heureux dont vous êtes les témoins, ce que la Commune a déjà fait et ce qu’elle se propose de faire pour les enfants, si le courage, le dévouement de ses défenseurs lui permettent d’accomplir sa mission de justice et de solidarité. Mais quoi qu’il advienne, souvenez-vous que les hommes de la Commune vous aiment profondément et, devenus à votre tour des hommes, défendez leur mémoire contre ceux qui calomnieront.
Pour aujourd’hui, mettez-vous bravement à votre besogne scolaire. Bon courage, mes jeunes mais, et au revoir ! « Vive la Commune ! » crièrent les enfants. « Vive la Commune », répétai-je en les quittant, tout ému de leur juvénile enthousiasme.
Quant aux instituteurs, ils me serrèrent silencieusement la main. Décidément, je n’avais pas rencontré en eux des militants socialistes, mais je comptais qu’ils n’en feraient pas moins leur devoir.
Telle fut l’ouverture de l’école laïcisée de la rue Rollin, et ce m’est un charme tout particulier d’en rappeler le souvenir après un aussi long temps écoulé.
Lorsque, quelques jours plus tard, je rendis à nouveau visite à cette école, je fus agréablement surpris en constatant le bon ordre, la propreté des enfants et celle de l’établissement. A ma vue, les élèves se levèrent et un grand cri de : « Vive la Commune ! » emplit de bruit toutes les classes.
Je remerciai les enfants et les maîtres, leur exprimai mon contentement et leur fis la promesse de les revoir.
Hélas ! je revins, en effet, rue Rollin, mais cette fois le fusil au poing : l’ennemi était dans le quartier, et, au lieu de s’occuper à préparer l’avenir, en veillant sur les enfants, il fallait défendre le présent en abattant des hommes ! »

Ici se termine notre promenade châtenaisienne pour commémorer les grands hommes de 1905